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LA SENSATION ET LA FORME

Extrait du chapitre central de la thèse de philosophie soutenue par Jean Jaurès le  12 mars 1892 à La Sorbonne.

« Il y a des heures où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde comme la terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement du regard, elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elle réagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son sein et nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quelles palpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais à elle et qu’elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élan prodigieux vert la nuit sereine et les horizons illimités, et qu’elle m’y portait avec elle ; et je sentais dans ma chair le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus que s’ouvraient devant nous, sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! Combien est plus profonde et poignante cette amitié de notre chair et de la terre que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre ; s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre la liberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre, dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ou amitié. »

Ce court extrait, paraît rendre compte d’une pensée philosophique à la jonction de l’idéalisme et du matérialisme, mais aussi, si on le prend au pied de la lettre, de l’enracinement profond de Jaurès dans la terre qui l’a alimenté et nourri.