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LE GOÛT DE LA VIE

Extraits d’une lettre à Charles Salomon ami de l’école normale, 23 août 1880

« Mon cher ami,

Me voilà donc agriculteur. Je n’ai pas mis pourtant la main à la charrue ; j’ai bêché un peu dans le jardin, mais je dois avouer humblement que, pour un paysan, je sue trop vite. Je me promets pourtant de tracer quelques sillons ; il sortira de moi quelque chose, blé, avoine ou maïs ; j’aimerais mieux que ce fût du blé ; je serais un des nourriciers de l’espèce humaine. Il est vrai que jusqu’ici nos vaches ont surtout travaillé à l’aire pour battre le grain ; c’est en automne, une fois les maïs coupés, qu’elles feront les grands travaux de labour, et alors, avec les journées moins chaudes, je commanderai à l’ombre d’agrandir mon geste jusqu’aux étoiles. […]

Je trouve qu’il n’y a rien de plus sain pour l’esprit que quelques mois de campagne : pour l’esprit et pour le caractère. Dans cette demi-solitude, on se guérit à peu près de toutes les petites préoccupations d’amour-propre, on n’a plus personne avec qui lutter ; on songe à bien vivre, à bien penser, à bien agir pour son compte, sans vouloir faire mieux que les autres ; on vit d’une manière à la fois plus personnelle et plus désintéressée. On a pour soi, pour ses rêves, pour ses espérances, pour ses ambitions, toute l’étendue de l’horizon, et toute la hauteur du ciel. Pour moi, qui ai un grand plaisir à vivre avec mes camarades, j’ai un plaisir nouveau à me les rappeler : les petits travers ou les petites prétentions inévitables qui, dans la vie en commun, gênent et agacent parfois, s’évanouissent à distance dans une sorte d’air pur et de souvenir embelli. Je ne retiens d’eux que ce qu’ils ont de meilleur, les qualités particulières de leur caractère et de leur esprit, et je me plais à le faire causer ainsi dans ma mémoire, avec abandon et sincérité ; et en vérité je suis heureux quand je songe à tout ce qu’on pourrait cueillir de bon à l’École. »