Extraits d’une lettre à Charles Salomon, 15 octobre 1980 : « Au clair de lune »
Cette évocation presque symphonique d’une campagne vibrante d’insectes et d’animaux pris par la nuit tombante traduit elle aussi la connivence profonde de Jaurès avec ce milieu rural qu’il ne quitte que pour mieux le retrouver, après avoir accompli ses missions de professeur et d’élu. On peut ici mesurer la force des ressourcements.
« […] Regardez et écoutez : pendant que nous rêvons à l’avenir et que nous disputons, tout ce que vit, tout ce qui est, se livre à la joie de l’heure présente et à l’immédiate douceur de la nuit sereine. Les paysans vont en groupe, pour dépouiller le maïs, au rendez-vous de la ferme, et ils chantent à pleine voix ; la couleuvre éveillée tressaille un moment et se rendort dans le mystère du fourré. Dans les chaumes, dans les prairies desséchées, de pauvres petites bêtes chantent encore : leur musique n’est pas éclatante et innombrable comme dans les tièdes nuits de printemps et les chaudes nuits d’été, mais elles chanteront jusqu’au bout, tant qu’elles ne seront pas décidément glacées par l’hiver. Au milieu des champs, les feux d’herbes sèches resplendissent, enveloppés et adoucis par la clarté de la lune : on dirait que c’est l’esprit de la terre qui flambe et se mêle au rayonnement mystérieux du ciel. Les chiens désœuvrés aboient au chariot attardé qui, éclairé d’une petite lanterne et attelé d’un petit âne, se traîne dans les chemins. La chouette miaule d’amour dans la châtaigneraie ; les châtaignes mûres tombent avec un bruit plein et roulent le long des combes. Le petit serpent vert coasse près de la fontaine, le ciel brille et la terre chante. Allez ; laissez faire l’univers ; il a de la joie pour tous ; il est socialiste à sa manière. […]